À l’heure où les nationalistes écossais touchent peut-être à leur but ultime – l’indépendance de leur pays pour permettre son retour dans l’Union européenne –, comment ne pas évoquer la bataille de Bannockburn, livrée à la Saint-Jean en 1314, qui consacra près d’un siècle de lutte de l’Écosse pour se préserver de l’attraction anglaise et garantit une indépendance qui perdura jusqu’à l’Acte d’Union de 1707 ?
Cette bataille est ignorée des Français, dont la science sur l’émancipation écossaise s’arrête bien souvent au film Braveheart dont le héros, William Wallace [1], fut trahi et exécuté en 1305. Or, non seulement Bannockburn fait triompher la cause défendue par Wallace, mais elle annonce aussi un tournant majeur de l’histoire militaire : le retour de l’infanterie comme « reine des batailles » – qui participe à la « révolution militaire » des Temps modernes.
Écosse et Angleterre : une vieille histoire
Impossible de résumer les rapports complexes entre les deux royaumes voisins ni les batailles farouches entre dynasties rivales pour le trône d’Écosse, qui n’ont rien à envier aux péripéties de Game of Thrones et dont Macbeth ne décrit qu’un modeste épisode ! Disons que la région septentrionale des îles britanniques s’est individualisée très tôt, par son peuplement – un mélange complexe de Pictes, de Celto-Romains et de Celtes venus d’Irlande (les Scots), puis tardivement d’Anglo-Saxons – et par son autonomie géographique : la Calédonie, dont la frontière fut à partir du iie siècle marqué par le mur d’Hadrien, était contrôlée par Rome sans être intégrée à l’empire. La frontière Écosse-Angleterre est une des plus anciennes au monde puisque son tracé est à peu près fixé au début du XIe siècle, au moment du royaume d’Alba, État écossais dont la genèse reste méconnue.
L’Écosse dut résister aux appétits anglo-normands et aux attaques venus de Scandinavie, ce qui s’avéra d’autant plus difficile que la noblesse écossaise n’était pas insensible à l’attraction culturelle et aux cadeaux de la cour d’Angleterre. À la fin du XIIIe siècle, une succession de décès rapprochés dans la dynastie écossaise fait du roi d’Angleterre, Édouard Ier, l’arbitre de la dévolution de la couronne. En 1292, il choisit Jean Baliol, qui lui prête un hommage lige avant de se récuser et de nouer avec la France l’Auld Alliance en 1295, pour faire contrepoids à son voisin du sud.
En 1296, Édouard envahit donc l’Écosse et force Baliol à abdiquer. William Wallace et Andrew de Moray soulèvent alors le pays et se font proclamer Gardiens par la noblesse. Ils battent une première armée anglaise à Stirling Bridge, mais Moray meurt peu après. En 1298, Édouard revient en Écosse et bat Wallace à Falkirk. Ce dernier s’enfuit, laissant John Commyn et Robert Bruce reprendre le titre de Gardiens. Wallace mort, Robert participe à l’assassinat de Commyn et se proclame roi d’Écosse en 1306. L’année suivante, Édouard Ier meurt en conduisant une nouvelle expédition en Écosse. Malgré l’occupation anglaise et l’excommunication pontificale, la noblesse et le clergé écossais se rallient progressivement à Robert Ier, qui reprend une à une les places fortes. En 1314, il met le siège devant le château de Stirling, un des derniers points d’appui anglais situé au fond du Firth of Forth, le grand fjord entaillant la côte est de l’Écosse, aux portes des Highlands. Édouard II intervient alors avec une armée de 20 à 25 000 hommes, dont 10 % de chevaliers, qui constituent dans la seconde moitié du Moyen Âge l’arme de choc, décisive dans les batailles rangées.
Le « schiltron », résurrection de la phalange
Les Écossais sont nettement inférieurs en nombre – au mieux à un contre deux – d’autant qu’ils doivent laisser une force assiéger Stirling, Bannockburn se trouvant à moins de deux kilomètres du château. Bruce dispose donc son armée pour barrer la route venant du sud en s’appuyant sur tous les obstacles naturels : rivières, bois, marais ; il anticipe l’attaque anglaise contre son aile gauche, clairement plus exposée, en aménageant des pièges et des chausse-trapes devant son front. Il réussit ainsi à mettre en échec la charge de la chevalerie anglaise au premier jour de combat (23 juin). Une seconde charge malmène les Écossais, mais le commandant de l’aile anglaise, Robert de Clifford, est tué, brisant l’élan anglais alors que le soir tombe.
Le lendemain, les Anglais visent plutôt le centre du dispositif écossais, mais se heurtent aux redoutables schiltrons : des formations denses de fantassins, opposant aux charges de cavalerie trois rangs de piques longues de quatre à cinq mètres, comme les phalanges macédoniennes, mais positionnées en cercle, à la façon d’un hérisson en boule. Cette formation avait permis aux milices lombardes de remporter la bataille de Legnano en 1176 sur l’armée de Frédéric Barberousse, et Wallace l’avait ressuscitée à Falkirk, avec succès tant qu’elle était face à la chevalerie. Mais Édouard Ier avait utilisé ses archers gallois pour user les schiltrons et affaiblir leur cohésion, emportant finalement la décision. Seize ans plus tard, son fils semble avoir oublié la leçon, car il laisse sa cavalerie s’enferrer sur le mur de piques sans la faire soutenir par les archers.
Robert Bruce pousse l’audace jusqu’à lancer ses piquiers à l’offensive. Leur pression frontale bloque les chevaliers anglais contre la vallée du Bannockburn, tandis que les quelques centaines de cavaliers dont il dispose, tenus en réserve jusque-là, dispersent l’infanterie anglaise, et notamment les fameux Gallois. Le début de la fuite de l’armée anglaise, entraînant celle d’Édouard II, achève d’isoler les chevaliers au contact des piquiers : ils se débandent ou sont capturés pour obtenir une rançon – les fantassins ne pouvaient espérer autant de clémence.
Une révolution militaire et sociale
Grâce à cette victoire, Robert Bruce obtient sa confirmation sur le trône d’Écosse et l’indépendance de son pays pour quatre siècles. Sa fille Marjorie épouse Walter Stuart dont elle aura un fils, Robert, qui règnera à son tour après la mort, en 1371, de son oncle David Bruce. C’est ainsi que la dynastie Stuart monta sur le trône d’Écosse. Par une de ces plaisantes facéties de l’histoire, les Stuart seront aussi rois d’Angleterre et d’Irlande à partir de 1603, quand Jacques VI, fils de Marie Stuart, succèdera à Élisabeth 1re sous le nom de Jacques Ier ; ils le resteront jusqu’à la Glorieuse Révolution de 1688[2].
Dans l’immédiat, Bannockburn annonce surtout une révolution militaire et sociale : la fin de la domination de la chevalerie, donc de la noblesse, sur les champs de bataille, sapant ainsi la légitimité sociale de l’ordre défini comme bellatores – ceux qui combattent. Elle n’est en effet pas isolée : la chevalerie française s’est fait massacrer en 1302 par les milices flamandes à Courtrai – victoire éphémère cependant puisque le roi de France prend sa revanche dès 1304 à Mons en Pévèle – et en 1315 les Suisses triompheront du Habsbourg Léopold d’Autriche à Morgarten.
Premiers concernés, les Anglais n’adoptèrent pas le schiltron, mais comprennent lors des guerres écossaises l’importance nouvelle des fantassins : ils s’appuieront désormais sur des archers quasi professionnels équipés du « grand arc », protégés par des pieux et défendus par des chevaliers qui combattent souvent à pied. C’est cette combinaison, associée à l’aveuglement de la noblesse française, toujours imbue de sa supériorité sociale et militaire, qui leur permirent de prendre l’ascendant dans les premières batailles de la guerre de Cent Ans : Crécy (1346) et Poitiers (1356), voire encore à Azincourt (1415), un siècle après Bannockburn.
Le drapeau écossais porte une croix de Saint-André, patron du pays, et le chardon est son symbole traditionnel – simple évidence botanique ou rappel métaphorique des shiltrons victorieux à Bannockburn ? | La licorne est l’animal officiel de l’Écosse. Symbole de son caractère indomptable, ou de l’utopie de son indépendance ? Et si la corne de l’animal renvoyait aux piques des shiltrons victorieux à Bannockburn ? |
Notes
[1] Interprété à l’écran par Mel Gibson, également réalisateur et producteur. Curiosité de la distribution : Sophie Marceau y joue Isabelle de France, fille de Philippe le Bel et femme du roi d’Angleterre, qui n’a pourtant que 10 ans lors de l’exécution de Wallace…
[2] À l’exception de la brève période républicaine, entre 1649 et 1660, où l’Écosse est annexée au Commonwealth.